Pour un Canada véritablement indépendant, il faut un plan à long terme—et un nouveau modèle économique

De temps à autre, un séisme vient secouer le paysage politique. Le sol tremble sous nos pieds et les acquis que nous croyions solides s’effondrent. Après coup, le paysage est radicalement transformé et les idées que nous nous faisions de la continuité politique ne sont plus qu’un tas de ruines.

Il semble bien que nous soyons en train de vivre ce phénomène. Au cours de l’année écoulée, tant de choses ont changé dans la sphère politique canadienne qu’il a parfois été difficile de suivre le rythme. Il y a un an, tous les observateurs politiques avisés s’attendaient à ce que le Parti conservateur du Canada, sous la direction de Pierre Poilievre, remporte une majorité historique aux élections fédérales de 2025. Deux années de sondages constants avaient donné au parti une avance écrasante sur tous les plans. Nous traversions une période de basculement prévisible entre les deux principaux partis de gouvernement du pays, et les observateurs se préparaient à ce résultat prévisible.

C’est alors que le séisme s’est produit. Donald Trump a été élu président des États-Unis et a commencé à s’en prendre à la souveraineté canadienne. Les Canadiennes et les Canadiens se sont alors ralliés comme jamais autour de leur drapeau, tandis que les États-Unis déclaraient une guerre commerciale et proféraient des menaces d’annexion de plus en plus bruyantes. Le premier ministre Justin Trudeau a démissionné, tout comme une grande partie de son cercle rapproché. Mark Carney a été élu à la tête du Parti Libéral et a rapidement convoqué des élections générales. Les Libéraux ont remporté l’élection à un cheveu de la majorité. L’économie canadienne commençait à présenter des symptômes de crise.

Une chose est sûre : l’année écoulée a permis de faire un constat clair—la population canadienne souhaite une plus grande indépendance vis-à-vis des États-Unis. Plus que toute autre, c’est cette question qui animait les électrices et les électeurs alors qu’ils se rendaient aux urnes pour l’élection de 2025. Les Canadiennes et les Canadiens ont donné à leur gouvernement un mandat clair et sans équivoque pour tenir tête aux États-Unis et tracer une voie plus indépendante pour le Canada.

Pour ce faire, il faudra élaborer un plan complexe et multidimensionnel qui permettra de faire évoluer l’économie canadienne dans une autre direction que celle qu’elle suit depuis des générations. Il faudra également mettre en place des plans de transition pour toutes les grandes industries du pays. L’État canadien devra aussi jouer un rôle beaucoup plus affirmé dans la planification économique, une tâche qui avait largement été laissée de côté au cours des dernières décennies d’hégémonie néolibérale.

Par le passé, lorsque les États-Unis procédaient à des restructurations majeures, comme lors de la transition vers le néolibéralisme dans les années 1980, le Canada choisissait de les suivre et de s’adapter. Aujourd’hui, les Canadiennes et les Canadiens en paient le prix. Le Budget fédéral alternatif (BFA) de cette année tente de tracer une nouvelle voie.

Le BFA de cette année présente les grandes lignes d’une souveraineté et d’une indépendance canadiennes véritables. Il ne vise pas à protéger le modèle néolibéral contre les menaces extérieures, comme celles de Donald Trump, mais plutôt à construire un nouveau modèle économique canadien résilient, plus autosuffisant et moins vulnérable aux caprices de l’empire en déclin au sud de notre frontière.

Un projet de cette envergure ne pourra être mené à bien qu’à long terme. Considérons le BFA de cette année comme une première étape.

Une planification économique pour l’avenir

Depuis l’avènement de l’ère néolibérale, les capacités de planification de l’État canadien se sont atrophiées. Au lieu de s’engager dans une planification économique proactive, il a préféré laisser le marché s’organiser de lui-même. Au mieux, le gouvernement fédéral a créé des « incitations », comme des crédits d’impôt, pour encourager le secteur privé à atteindre des objectifs sociaux.

Il faut que cela change. Pour opérer la transformation large et profonde de l’économie canadienne que le contexte actuel exige, le gouvernement fédéral doit renouer avec la planification économique.

Naturellement, les décideurs politiques ne peuvent pas agir seuls, car ils risqueraient d’imposer un programme économique qui ne correspondrait pas aux priorités des Canadiennes et des Canadiens. C’est la raison pour laquelle le BFA relancera les organismes de planification consultatifs, comme le programme des conseils sectoriels, et renforcera leur mandat afin de les impliquer dans une planification économique à long terme.

Étant donné qu’un certain nombre de projets de « construction du pays » sont à l’ordre du jour, le BFA leur imposera des conditions de travail et de développement économique, notamment des planchers salariaux, des clauses de neutralité syndicale et des accords sur les retombées pour les communautés. Le BFA mettra en œuvre une politique ambitieuse d’approvisionnement en contenu canadien, en utilisant les dépenses publiques pour stimuler l’économie et favoriser les producteurs locaux.

Le BFA propose de créer de nouvelles sociétés d’État pour stimuler l’activité économique dans des secteurs clés, par exemple pour diriger un nouveau projet d’intelligence artificielle de type « moonshot » et ainsi combler le retard du Canada dans un secteur en plein essor, tout en veillant à ce que la technologie soit utilisée dans l’intérêt de la société.

Des soutiens sociaux et une fonction publique stables

De par sa nature, la transformation économique à laquelle nous sommes confrontés, à l’instar d’autres transitions comparables, implique que l’économie canadienne dans son ensemble, ainsi que les travailleuses et travailleurs qui la font tourner, seront soumis à des fluctuations à moyen terme qui pourraient gravement nuire à des communautés à travers le pays. Le BFA remédiera à cette instabilité grâce à un solide réseau de soutien social et à une fonction publique stable sur laquelle les Canadiennes et les Canadiens pourront s’appuyer.

D’abord et avant tout, une série de correctifs sera apportée au système d’assurance-emploi (AE), qui stagne au Canada. Il s’agira notamment d’augmenter le taux de prestations à 66,6 % (il est actuellement historiquement bas, à 55 %), d’instaurer un « plancher » de prestations pour tous les bénéficiaires, de rationaliser le processus d’acceptation et de prendre diverses autres mesures. Le BFA engagera par ailleurs 1 milliard de dollars sur 10 ans pour créer une nouvelle prestation de transition destinée aux travailleuses et travailleurs déplacés par les politiques climatiques ou par les mesures d’atténuation des droits de douane et de diversification des échanges.

Les mesures de soutien aux travailleuses et travailleurs constituent une ligne de défense importante contre l’incertitude économique, mais l’accès à des services publics fonctionnels et utiles est tout aussi essentiel. Le BFA financera une augmentation spectaculaire du nombre de places en garderie publique à 10 $ par jour sur l’ensemble du territoire, élargira la couverture du système public de santé et bonifiera les régimes d’assurance-médicaments et de soins dentaires, tout en supprimant les conditions de revenu.

Si les Canadiennes et les Canadiens peuvent compter sur les services publics, ils seront mieux à même de surmonter les épreuves qui les attendent. Cette année, le BFA positionnera la fonction publique comme l’un des principaux moteurs de la vaste transformation économique dans laquelle notre pays s’engage.

Des logements et des infrastructures à construire

On a beaucoup parlé de l’intention du gouvernement fédéral actuel de mener des projets de « construction de la nation ». Si la nature de ces projets reste floue, il est encourageant de voir le gouvernement fédéral tenter à nouveau d’agir comme un moteur de développement économique. Cela marque une rupture nette avec des décennies de consensus néolibéral.

Le gouvernement fédéral s’est même engagé à revenir sur le terrain de la construction de logements, jadis délaissé, afin de s’attaquer directement à la crise de l’abordabilité qui sévit au Canada.

Le BFA s’appuiera sur ces développements pour en élargir encore la portée et l’efficacité. Il donnera la priorité à la construction de logements hors marché en triplant le montant présentement alloué à la construction d’un million de logements hors marché et coopératifs au cours de la décennie, pour le porter à 18 milliards de dollars. Il accordera des prêts avantageux pour la construction d’au moins 100 000 logements par année, sur la base du recouvrement des coûts. Enfin, le BFA lancera un ambitieux programme de rénovation des logements existants, en consacrant 12,5 milliards de dollars à des projets de construction à haut rendement énergétique.

Le BFA donnera également le coup d’envoi à plusieurs autres projets ambitieux de construction de la nation. Il consacrera ainsi 20 milliards de dollars sur cinq ans à la construction d’un réseau électrique propre à travers le Canada, en mettant l’accent sur la transmission interrégionale et sur des investissements ciblés dans les communautés rurales, éloignées et autochtones. Il proposera également la mise en place d’un réseau de recharge pour véhicules électriques financé par les pouvoirs publics sur l’ensemble du territoire.

Le BFA développera le réseau de corridors ferroviaires à grande vitesse promis depuis longtemps à la population, ce qui permettra au Canada de se hisser au niveau des pays comparables dans le monde et d’annuler les coupes budgétaires que le gouvernement fédéral envisageait de faire chez VIA Rail.

Les Canadiennes et les Canadiens méritent des projets nationaux qui améliorent leur quotidien, plutôt que de remplir les poches des entreprises de combustibles fossiles et des mégacorporations. Les projets de construction de la nation ne doivent pas se contenter d’agiter l’Unifolié : ils doivent aussi améliorer concrètement la vie des Canadiennes et des Canadiens.

Une démilitarisation de la politique étrangère canadienne

Pendant une grande partie de son histoire moderne, le Canada s’est présenté comme une nation de maintien de la paix. Certains des plus grands succès de la politique étrangère canadienne indépendante ont résidé dans notre refus de nous rallier à l’empire américain, que ce soit pour participer à la guerre américaine du Vietnam et en Asie du Sud-Est, pour rejoindre les partisans américains de l’apartheid en Afrique du Sud ou pour envoyer des troupes canadiennes détruire l’Irak, par exemple.

Bien entendu, cette image du Canada a toujours été entretenue de manière sélective : les troupes canadiennes ont été impliquées dans un certain nombre de crimes graves, et la politique étrangère canadienne est trop concentrée sur la protection des droits des entreprises à exploiter les ressources à de pays étrangers au détriment des populations locales. En revanche, cette vision du Canada en tant que protagoniste exemplaire sur la scène internationale est un objectif vers lequel il faut tendre.

Aujourd’hui, le gouvernement fédéral prend la direction opposée, trahissant l’héritage de l’humanitarisme canadien au profit d’un renforcement radical du militarisme. Il prévoit de presque quadrupler la part des dépenses militaires, qui passeront de 1,3 % à 5 % du PIB, tout en réduisant d’autres formes d’aide internationale et d’assistance humanitaire.

Ces objectifs ne sont tout simplement pas compatibles avec la position du Canada dans le monde et avec sa tradition de politique étrangère indépendante. Le BFA les rejette catégoriquement et oriente les dépenses de défense et la politique étrangère du Canada vers l’instauration de la paix.

Pour ce faire, le BFA établira les dépenses de défense en fonction de besoins spécifiques, plutôt que sur la base d’objectifs arbitraires fixés par des organismes tels que l’OTAN. Il donnera la priorité aux investissements dans des installations à double usage, c’est-à-dire pouvant également être utilisées à des fins civiles. Le BFA considérera le changement climatique comme une menace pour la sécurité nationale et soutiendra les capacités à double usage (climat/sécurité) à hauteur de 2,5 milliards de dollars. Il proposera également de renforcer la souveraineté dans l’Arctique en construisant des infrastructures qui soutiennent des communautés fortes dans le Nord.

Le BFA s’appuiera sur la politique étrangère indépendante du Canada, notamment en se dissociant du soutien que les États-Unis accordent au génocide perpétré par Israël en Palestine (en suspendant l’accord de libre-échange entre le Canada et Israël, par exemple), en augmentant les échanges indépendants et écologiques avec les pays africains et en renforçant les engagements financiers internationaux du Canada en matière climatique. Enfin, il proposera d’indexer le financement de l’aide humanitaire à l’inflation plutôt que de le réduire.

Décarbonation et résilience climatique

Si l’on devait trouver un fil conducteur entre toutes les priorités gouvernementales, ce serait que tous les projets—des infrastructures aux services publics en passant par la résilience économique—participent à la défense de nos écosystèmes de plus en plus menacés. Le BFA permettra enfin d’en finir avec l’idée qu’il faudrait choisir entre l’environnement et l’économie.

Tout d’abord, le BFA imposera des « conditions vertes » à l’ensemble des dépenses fédérales, y compris aux dépenses d’infrastructure et aux marchés publics, afin de garantir qu’aucune dépense fédérale n’aggrave la crise climatique.

Le BFA soutient des programmes ambitieux d’adaptation au changement climatique déjà amorcé et d’atténuation des dommages à venir. Il est notamment question d’un investissement de 66 milliards de dollars sur huit ans dans le cadre d’une stratégie nationale d’adaptation visant à aider les communautés touchées, à réduire les subventions à l’industrie des combustibles fossiles et à soutenir les municipalités dans la gestion des impacts climatiques. Le BFA créera également un nouveau programme de l’assurance-emploi pour faire face à des catastrophes naturelles de plus en plus fréquentes.

Pour atteindre le double objectif de la résilience climatique et de la croissance économique, le BFA investira 1 milliard de dollars par année pour développer rapidement une Brigade jeunesse pour le climat (BJC), une nouvelle agence qui servira de bureau de placement pour les jeunes qui cherchent à travailler dans des industries respectueuses du climat et dans des projets nationaux respectueux de l’environnement. Le BFA augmentera également le financement des programmes de reconversion professionnelle pour aider tous les travailleurs et travailleuses désireux de trouver un emploi dans une industrie verte.

Une distribution équitable des ressources

Ces projets ambitieux, ainsi que le programme de transformation qu’ils impliquent, nécessitent des sommes d’argent et des ressources considérables. Après des décennies de néolibéralisme, le gouvernement fédéral a épuisé sa propre capacité fiscale en réduisant constamment ses revenus, ce qui a parfois provoqué des épisodes de panique autour de la question du déficit.

Les principaux bénéficiaires du régime fiscal des dernières décennies ont bien entendu été les riches et les sociétés qu’ils contrôlent. Pendant que les riches particuliers et sociétés peuvent dissimuler leurs revenus et échapper légalement à l’impôt, les travailleuses et travailleurs canadiens ordinaires sont accablés par la pression fiscale.

Le BFA corrigera ce déséquilibre historique et utilisera l’État pour promouvoir une répartition plus équitable des ressources. Les riches ont trop longtemps bénéficié d’un régime de faveur; il est temps qu’ils paient leur juste part, en particulier en cette période de crise nationale. Pendant la Seconde Guerre mondiale et au cours de la décennie qui a suivi, nous avons demandé aux plus aisés de faire leur part et ils l’ont fait—ils ont payé des impôts historiquement élevés, ce qui a permis au Canada de construire un consensus social d’après-guerre et de développer sa classe moyenne. Le BFA mobilisera les particuliers et les sociétés les plus fortunés pour qu’ils agissent au service de notre pays en ces temps de besoin.

Le BFA créera une nouvelle tranche d’imposition pour les revenus les plus élevés (supérieurs à 1 million de dollars par année), qui seront imposés à 37 %. Bien que ce taux soit nettement inférieur à celui de l’ancienne tranche d’imposition des revenus supérieurs (80 % jusqu’en 1971), il s’agit d’un début. Le BFA mettra également en place un impôt progressif sur les fortunes supérieures à 10 millions de dollars, sévira contre les profits excessifs des sociétés en période de crise et rendra le système d’imposition des sociétés plus progressif, afin que les grandes entreprises contribuent davantage au système que les entreprises de taille moyenne.

Le BFA utilisera le système fiscal pour augmenter les revenus du gouvernement et atteindre les objectifs sociaux de stabilité, de durabilité, d’égalité et d’inclusion. La mise en place d’un impôt punitif sur les profits excessifs, par exemple, est un moyen efficace de décourager les prix abusifs à la suite d’une catastrophe. Le BFA utilisera la fiscalité dans le cadre d’une stratégie globale visant à atteindre des objectifs sociaux plus larges.

Le Canada, c’est plus qu’un drapeau : c’est un ensemble d’institutions et d’infrastructures

Notre vision, élaborée par une coalition de mouvements sociaux à travers le pays, contraste fortement avec celle du gouvernement fédéral actuel, qui consiste à opérer des coupes sombres dans le secteur public et à supprimer les services dont les Canadiennes et les Canadiens ont besoin.

À Ottawa, le gouvernement fédéral propose de procéder aux coupes les plus brutales depuis une génération dans la majeure partie de la fonction publique, les transferts gouvernementaux et les grandes sociétés d’État, comme CBC/Radio-Canada et VIA Rail, afin de financer des réductions d’impôts et l’explosion des dépenses militaires. C’est exactement ce que veut Donald Trump.

Nous avons déjà vu comment ce scénario s’est joué par le passé : privatisation des infrastructures publiques, réduction des budgets alloués aux services publics, affaiblissement des règles protégeant les travailleuses et les travailleurs. Tout cela conduit à un Canada plus faible, plus vulnérable à l’ingérence d’un empire américain belliqueux. Les institutions où le gouvernement fédéral est en train de sabrer sont des piliers du projet national canadien. Sans elles, n’importe quel discours politique sur la défense du Canada sonne creux. Que serait notre pays sans les institutions et les infrastructures que nous détenons collectivement?

Le BFA trace une voie pour consolider réellement ces institutions et les préparer aux conflits et aux crises à venir. Aucune des propositions contenues dans ce document n’est utopique; ce sont des propositions réalistes de ce que nous pourrions accomplir si nous utilisions le pouvoir de l’État pour opérer une transformation économique et sociale. Le BFA de cette année est un projet transformateur que les Canadiennes et les Canadiens appellent de leurs voeux.